Élimane Haby Kane, psycho-sociologue explique les raisons de l’ensauvagement d’une partie de jeunesse sénégalaise
Le danseur par ailleurs artiste Abdoul Aziz Ba dit Aziz Dabala et Boubacar Gano alias Waly à peine âgé de 17 ans ont sauvagement agressés et tués dans leur appartement à Pikine Technopole. Le supposé meurtrier Mamadou Lamine Diaw dit Modou Lo et ses supposés complices en l’occurrence Serigne Sarr, Oumar Guèye, les jumeaux Assane et Ousseynou Diaw et l’artiste Nabou Lèye ont été arrêtés par les forces de l’ordre pour ce double meurtre. On a également appris que le jeune Boubacar Gano a été victime d’une trentaine coups couteau entrainant de plaies cutanées par arme blanche tranchante, pointue et longue sur les faces antérieure et postérieure du haut du corps. Pire encore, le légiste a décelé une «éventration abdominale avec issue de viscères». Un déchainement de cruauté innommable. Une journée après ce drame, une autre agression sauvage qui a coûté la vie une jeune femme a eu lieu à Wakhinane Nimzatt à Guédiawaye. Diplômé en Sciences sociales (sociologie – psychologie) et en management, Élimane Haby Kane a décortiqué pour votre quotidien Yoor-Yoor Bi les soubassements sociaux, culturels et économiques de ces actes barbares. Le président de LEGS-Africa (Leadership, Éthique, Gouvernance, Stratégies pour l’Afrique) a également donné des solutions à prendre pour contenir ce phénomène social.
Il y a eu un double meurtre d’une extrême violence à Pikine. Deux jeunes danseurs de la banlieue issus des classes défavorisées ont été froidement assassinés par un jeune issu de ce même milieu social avec la complicité d’autres personnes. Quelle est votre appréciation de ces crimes odieux qui suscitent une grande indignation des Sénégalais ?
Ce sont les manifestations de l’extrême violence de notre société mais également de l’insécurité qui caractérise notre vie commune. Il faut se poser des questions pourquoi on en arrivé là surtout que ce n’est pas un phénomène isolé. On a eu d’autres crimes graves. Ce qui est préoccupant, c’est quand on s’intéresse au mobile de ces crimes. Il s’agit de crimes dont le mobile est bassement matériel. C’est par rapport à l’argent et une grande insécurité dans la vie d’une partie de la population laissée en rade par le système politico-économique et social caractérisé par beaucoup d’inégalités. Ce système est caractérisé par l’accaparement d’un bien public par une partie de l’élite et la patrimonialisation de ce bien commun par une poignée de personnes. Evidemment que face au manque d’espoir pour une vision collective qui peut mobiliser l’ensemble des Sénégalais, il y a une stratégie de survie. Chacun essaye de tirer son épingle du jeu par tous les moyens possibles. C’est la faillite de l’Etat qui n’assure pas le service minimum régalien.
Certains parlent de misère sociale et d’inculture généralisée pour expliquer ce phénomène macabre. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Ceux qui sont loin des centres de décisions utilisent d’autres moyens de survie pour satisfaire leurs propres besoins. Donc, on peut dire qu’il s’agit d’une faillite d’abord morale en raison de la cupidité et de la vanité de certains décideurs et de ceux se sont accaparés des biens publics mais également une faillite morale due à un abandon social, un manque d’éducation, un manque de mobilisation des citoyens autour d’un projet commun. Tout ceci revient à la responsabilité centrale de l’Etat parce que nous sommes dans une République où la Constitution exige à l’Etat de garantir le minimum de bien-être et d’accès aux services sociaux de base à la Famille.
«L’Etat doit également éduquer la jeunesse, les enfants de façon générale, pour les protéger de toutes les sortes d’attaques et d’attractions malveillantes qui peuvent les aspirer vers des chemins sinueux»
C’est dans l’article 17 de la Constitution. Et l’article 20 de cette même Constitution rappelle la responsabilité de l’Etat par rapport à la jeunesse. L’Etat doit protéger la jeunesse de toutes les tentations et dérives. L’Etat doit protéger la société en commençant par la cellule de base qui est la Famille. L’Etat doit également éduquer la jeunesse, les enfants de façon générale, pour les protéger de toutes les sortes d’attaques et d’attractions malveillantes qui peuvent les aspirer vers des chemins sinueux. Ce qu’on constate est que cette jeunesse est laissée à elle-même. Il n’y a plus de politique populaire pour mobiliser ces jeunes autour d’activités saines, sportives, socioéducatives et culturelles qui permettent de transmettre un certain nombre de valeurs collectives qu’il faut partager. Les jeunes sont aussi la proie d’autres agressions. Les facilités de la toile aidant où il manque de balise protectrice. Il y a les influences négatives qui viennent de partout. Les projets destructeurs des sociétés liés aux perspectives libérales du marché qui considèrent que les valeurs sont des obstacles à abattre. Il faut une analyse systémique pour comprendre pourquoi cette société est à ce niveau-là. A partir de là, on peut envisager des solutions d’urgences à mettre en place.
«Un être humain, quand on ne l’éduque pas, il devient un barbare»
D’après le dernier rapport de l’ANSD, un jeune sénégalais sur trois est sans diplômes, ni emploi, ni formation. Pire encore, 46,8% des jeunes âgés de 15 à 24 ans sont sans emploi ni qualification professionnelle. Est-ce que ce n’est pas là l’une des sources principales du mal-être social ?
C’est effectivement l’un des problèmes de fond. L’Etat a la responsabilité d’offrir une vie saine et un bien-être à sa jeunesse. Cela commence par l’éducation et la formation. Il faut des formations professionnelles, offrir des perspectives de travail. 75% de la population a moins de 35 ans alors qu’elle ne dispose pas suffisamment d’éducation et de formation. C’est grave. Un être humain, quand on ne l’éduque pas, il devient un barbare. Il faut développer une politique d’éducation très claire et largement diffusée et partagée par les citoyens. Il faut essayer de la mettre en œuvre d’abord par la famille, ensuite l’école et l’éducation populaire. Il faut donner une offre de travail aux jeunes. Il faut des compétences et des capacités acquises qui permettent au-delà de l’emploi de s’auto-employer. C’est la base de l’autonomie et de la préservation durable de la dignité humaine. Sinon, la jeunesse est laissée à toutes les dérives possibles. Il y a également le regard social quand on est sans ressources, on est considéré comme insignifiant. C’est ce qui réveille cette volonté d’agir pour se frayer un chemin dans la société à tout prix avec tous les moyens qu’on peut utiliser.
Les appels pour un retour de la peine de mort dans notre arsenal judiciaire sont-ils justifiés avec une bonne partie de la jeunesse sans repères ni perspectives d’avenir ?
La peine de mort n’est pas la solution idéale mais elle peut être dissuasive ultime. Quand un jeune se dit quoi qu’il puisse faire, rien ne lui arrivera au point de commettre un meurtre, il faut sévir. Au niveau même de nos croyances religieuses, la peine de mort est autorisée mais encadrée par l’Islam. Face à la complexité de l’être humain, il est acceptable d’avoir ce type de peine parce que celui qui ôte la vie de quelqu’un volontairement, il doit penser qu’on lui ôter sa vie. Certainement, cela pourrait le dissuader de ne plus le faire.
«En arriver à la peine de mort est déjà l’échec d’une société»
Mais, arriver à ce niveau est déjà l’échec d’une société. Je pense qu’on devrait d’abord se focaliser sur la prévention. Il faut éduquer. Les familles doivent être protégées pour que l’éducation commence en leur sein avant que l’enfant ne sorte dans la rue. C’est aussi donner aux jeunes les compétences pour qu’ils puissent se réaliser dans la vie. Le jeune pourrait suivre sa voie sans avoir besoin de porter atteinte aux intérêts et la vie de son prochain. Il faut réduire les inégalités sociales et donner l’égale chance aux enfants du pays. La responsabilité de l’Etat est engagée parce qu’il organise la redistribution des ressources. Il faut mettre les tous les Sénégalais au même pied d’égalité. Si une minorité qui a plus de facilités et d’accès à une certaine information s’accapare le bien public, la majorité qui est éloignée dans centres de décisions peut développer des comportements de rébellion et de résistance. En voyant l’arrogance quotidienne affichée, cela peut créer des problèmes. C’est à ce niveau qu’il faut équilibrer les choses avec une éducation publique, la protection sociale, pour que tout le monde puisse avoir au minimum basique de services sociaux. Notre responsabilité n’est pas de prendre le glaive et de menacer tout le monde mais d’essayer de permettre à tout un chacun d’avoir le minimum de bien-être avec les ressources nationales. Cela nous amène à la gouvernance des services publics, la présence de l’Etat auprès des populations. Il faut universaliser la protection sociale. Que toutes les couches sociales puissent se soigner, aller à l’école. Ce sont les priorités d’un Etat pour éviter ce genre de situation. Il ne faut pas laisser les gens dans une situation de dénuement complet. Sinon, ils vont utiliser des stratégies de survie.
Entretien réalisé par
ABLAYE DIALLO