La presse sénégalaise fait face à plusieurs fronts. De la dette fiscale aux redevances destinées à la TDS en passant bar le blocage des comptes bancaires, les acteurs du monde médiatique se voient cernés de toutes parts. Résultats : certains groupes de presse sont contraints de se séparer de leurs employés. Pour sa part, le patronat fustige l’inertie de l’État et estime qu’une concertation pourrait mettre fin à la crise.
HABIBATOU TRAORÉ
Dans l’édition du quotidien Yoor-Yoor bi du mardi 9 juillet 2024, le coordonnateur de la Coalition des associations de presse (Cap) assimilait la situation de la presse sénégalaise au cas George Floyd (un noir américain qui a succombé à cause de la pression exercée sur son cou par un policier le 25 mai 2020). Pour Ibrahima Lissa Faye, le nouveau régime dirigé par Bassirou Diomaye a le genou coincé sur le cou du secteur de la presse. Un mois plus tard, les choses ne s’arrangent toujours pas. Elles semblent plutôt s’envenimer. Entre temps d’autres, embarras sont venus s’ajouter au quotidien du monde médiatique. En plus de la question du fisc, certaines télévisions (Walfadrji et 7 TV) sont contraintes dans un délai d’une semaine de payer des redevances de plus de 10 millions à la société Télédiffusion sénégalaise (TDS). Pendant ce temps, le groupe Africome a suspendu la parution des quotidiens sportifs Stade et Sunu Lamb. Résultat : 20 travailleurs ont été remerciés. Parallèlement, d’autres groupes de presse annoncent qu’ils risquent de vivre la même mésaventure.
Les patrons de presse dénoncent l’inertie de l’État
Face à cette situation, les patrons de presse continuent à dénoncer l’inertie de l’État qui au lieu trouver des solutions au problème du secteur semble plutôt vouloir enfoncer la cloue. Dans un communiqué, la Coordination des associations de presse (CAP) constate et dénonce le fait que les nouvelles autorités n’offrent aucune possibilité de dialogue et de concertation pour des solutions concertées à cette crise. La structure dirigée par Ibrahima Lissa Faye reconnaît certes que les nouvelles autorités ont trouvé un secteur à l’agonie dont le processus de réforme a été volontairement tronqué par les anciens tenants du pouvoir, mais force est également de constater, regrette-t-il, que le nouveau régime n’a entamé ni consultations ni concertations afin de relancer la normalisation de ce secteur névralgique pour la démocratie. « Ce n’est pas en déroulant un agenda de pressions multiformes (contrôle fiscal, confiscation de la FADP (Fonds d’aide au développement de la presse), mise en demeure de paiement de redevances par TDS, résiliation et suspension des paiements des conventions commerciales par les structures publiques) que l’Etat mettra de l’ordre dans le secteur des médias », avertit la CAP. Pour cette structure, seules des mesures hardies de correction et d’adaptation de l’écosystème des médias, prises à la suite de concertations franches, peuvent servir de solutions. « Pour sa part, la CAP est d’autant plus prête à prendre part à cet exercice qu’elle aborde ce week-end la dernière revue des conclusions des assises des médias, après plus de deux ans de travaux, afin d’apporter sa pierre à l’édifice de réformes de notre modèle médiatique », préconise-t-on
Selon le président du Conseil des diffuseurs et éditeurs de Presse du Sénégal (CDEPS), l’Etat n’a jamais accompagné le secteur de la presse qui traverse une crise depuis l’avènement de la Covid-19. C’est en ce sens indique Mamadou Ibra Kane (MIK) que le patronat avait mis sur la table des propositions pour que la presse puisse redevenir républicaine, libre, indépendante et viable économiquement. C’est dans ce cadre qu’un plan stratégique d’assainissement et de développement de la presse a été élaboré. Le premier point de ce plan, se remémore-t-il, a été soumis à l’ancien président de la République, Macky Sall à travers un plaidoyer pour bénéficier d’un effacement fiscal après l’asphyxie financière engendrée par les conséquences de la Covid-19. Pour les 14 autres points, poursuit, notre interlocuteur, ils devaient être confinés dans un plan de restructuration et de réforme de la presse et soumis aux nouvelles autorités une fois au pouvoir. « Malheureusement, les nouvelles autorités ont été intransigeantes sur la dette fiscale, mais ce qui est plus grave est qu’elles refusent de dialoguer avec la presse. Nous avions introduit deux demandes d’audience et une lettre ouverte avec des propositions et jusqu’à présent, nous n’avons reçu aucune réponse », se désole le patron de Africom.
Le plus regrettable reste pour le président du Cdeps, les actes hostiles posés par l’Etat vis-à-vis des entreprises de presse alors que ces dernières l’invitent au dialogue. Il liste, à cet effet, la poursuite des dettes liées aux impôts déjà effacées par l’ancien régime, l’annulation par le gouvernement de manière unilatérale des contrats et conventions avec des démembrements de l’État, ainsi que le retrait de la gestion de la TNT par la société Excaf au profit d’une société privée dont l’actionnaire principale est l’État à savoir la Télédiffusion du Sénégal (TDS SA). « Dans un État de droit, une société ne peut pas faire annuler une convention qui a été signé entre l’État du Sénégal et la société Excaf et qui est valable jusqu’en 2033. Nous sommes d’accord avec le nouveau régime qui n’accepte pas l’effacement fiscal, mais nous disons qu’avec la situation dans laquelle se trouve les entreprises de presse aujourd’hui, aucune d’elles ne peut payer les impôts. Nous reconnaissons notre dette et demandons des moratoires souples, mais on a rencontré un refus de la part des impôts. Des comptes des entreprises de presse sont bloqués, certaines entreprises ont fait l’objet de saisie », se désole Mamadou Ibra Kane.
Ainsi, à l’en croire, c’est face à tous ces actes hostiles, qu’il a décidé en tant qu’entrepreneur de suspendre la parution des quotidiens Stades et Sunu Lamb, car le contexte n’est plus favorable. Le patron du groupe Africom a ainsi estimé qu’il faut arrêter l’hémorragie pendant qu’il est encore temps. « Stades existe depuis 2003, en 21 ans, je n’avais jamais eu d’arriérés ou de retard de salaire encore moins de retard de cotisation sociale. Aujourd’hui, avec 3 mois d’arriérés de salaire et 2 ans de non-cotisation à l’IPM et à la caisse de sécurité sociale, je me dis qu’il faut arrêter et voir sur quelle base repartir. Je suis un militant de la presse républicaine, mais non d’une presse qui puisse être domestiquée par quelque régime que ce soit. J’ai été intransigeant par rapport aux intérêts de la presse, mais pour une presse libre et indépendante qui ne soit pas inféodée à quelques lobbies que ce soit», précise notre interlocuteur.
«Depuis deux ans, Africome connaît des exercices déficitaires»
Paradoxalement dans un communiqué paru le lundi 5 aout 2024, annonçant la suspension des parutions de Stades et de Sunu Lamb, Mamadou Ibra Kane dit ceci : « Depuis deux ans, Africome connaît des exercices déficitaires, des dettes colossales vis-à-vis de ses fournisseurs (particulièrement étrangers pour son approvisionnement en intrants), des retards de paiement des salaires, l’arrêt du paiement des cotisations sociales et des frais pour la couverture maladie… Cette crise économique et sociale n’est pas propre à Africome et les entreprises sénégalaises du secteur des médias risquent de tomber comme des mouches. En effet, la presse sénégalaise connaît une crise sans précédent depuis une décennie, crise exacerbée par le Covid-19 et la guerre en Ukraine. » Ce qui veut dire que la crise que traverse Africome et d’autres groupes de presse n’est pas imputable au nouveau régime. Il faut dire qu’avec le nouveau régime, la situation s’est empirée avec les impôts et redevances TDS et certains bakchichs supprimés par les nouvelles autorités. MIK annonce qu’une réunion est prévue ce vendredi (demain) avec le patronat de la presse pour voir comment mettre en place des solutions qui ne seront pas dépendantes des gouvernants en place, tout en continuant à initier des concertations avec le régime.
Pourtant, Ibrahima Bakhoum renseigne que les tenants actuels du pouvoir n’ont jamais méconnu la situation économique de la presse, notamment les problèmes de redevances. D’après le journaliste-formateur, l’ancien régime a laissé faire pendant des années ce qui fait, souligne M. Bakhoum, que les acteurs du secteur médiatique n’étaient pas habitués à payer ce qu’ils devaient et l’administration qui était aux commandes était « laxistes » et n’a pas fait ce qu’il devait faire. « L’Etat est une continuité et ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir ont les mêmes responsabilités que ceux qui étaient là hier. Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui ont profité du service public de l’information de la presse privée, il savait que cela se passait comme ça, mais n’ont rien dit, ils les ont utilisés grandement », admet-il.
Ibrahima Bakhoum : «Les médias ont l’obligation de s’acquitter de leurs redevances»
Ibrahima Bakhoum trouve d’ailleurs « brutale » la décision de la Télédiffusion du Sénégal (TDS-SA) qui, estime-t-il, est dans une sorte d’excès de vitesse. Le journaliste-formateur précise néanmoins que les médias ont l’obligation de s’acquitter de leurs redevances. Et pour ce faire, il propose de procéder à des moratoires après discussions entre les différentes parties, en ce moment-là, poursuit notre interlocuteur, cela devient un engagement à honorer à défaut d’être sanctionné par une coupure du signal. Pour Ibrahima Bakhoum, on ne peut pas dire pour autant que ce régime ne veut plus de la presse sinon, il serait condamné à disparaître.
Seulement, indique-t-il, il se pose un problème de trésorerie des médias qui traînent des caisses vides. Dans la presse écrite, par exemple, fait -il remarquer, la publicité aurait pu permettre d’atténuer le choc. « Pour la publicité, les annonceurs ciblent les médias qui peuvent porter leur message le plus loin possible. Et sans publicité avec les multiples charges, on ne peut que compter que sur l’appui de l’État qui a mis en place un fonds d’appui et de développement à la presse, mais il y a un minimum de conditions à remplir. Les gens se battent pour revoir la loi sur la publicité qui date de 1983, et même pour cette loi, il n’y a pas de décret d’application », laisse-t-il entendre.
Interrogée par Yoor-Yoor Bi sur les redevances TDS, la directrice Aminata Sarr Malick déclare sans ambages que « les chaînes incriminées ne sont pas à jour dans les paiements et malgré les mails, appels et courriers, elles n’ont pas décidé de répondre ». Toutefois, précise la patronne de la TDS, « il y en a même qui commencent à réagir en demandant un moratoire après qu’on leur a servi la mise en demeure ».
Recréer le modèle économique de la presse
Sur cette question de trésorerie, Mamadou Ibra Kane encourage la recréation d’un modèle économique car les contextes sont différents. En effet, rappelle, le président du Cdeps, la presse sénégalaise a connu une période faste de 2000 à 2015, c’est ce qui a favorisé le boom médiatique. « Depuis la Covid, la presse est dans un coma, mais il est possible avec la digitalisation, l’ingéniosité de pouvoir s’en remettre. Nous avons un moyen de recréer un modèle économique pour que notre presse ne soit pas une presse du 20e, mais plutôt du 21e siècle », promet le patron du groupe Africome.
Pendant ce temps, Ibrahima Bakhoum pense qu’il urge de revoir les contenus médiatiques. D’après son analyse, le journalisme véritable se raréfie dans les rédactions à l’exception des médias publics comme le Soleil qui a ce que les autres n’ont pas en termes de moyens, de culture journalistique et de gestion de l’information… Avec les nouveaux arrivés, déplore-t-il, le reportage comme genre journalistique a disparu et on ne se limite qu’à des comptes-rendus, des papiers d’opinion et de l’institutionnel. « Les télévisons et les radios ne font plus de la production, elles ne font que des plateaux. Il n’y a plus de génie journalistique, il n’y a plus de valeur ajoutée, et beaucoup s’improvisent journalistes et ont donné de l’appétit à d’autres qui n’ont pas la chance de s’improviser journalistes, d’aller sur les réseaux sociaux et tout le monde est producteur de contenu. L’information doit être plurielle et diversifiée, elle doit être utile et équilibrée pour prétendre être journalistique. Cela renvoie en termes de contenus, d’investissements, de respect de la loi, de management de l’entreprise », conclut M. Bakhoum.