À cet égard, il y a lieu de rappeler que les rapports entre les pouvoirs politiques tels que le pouvoir exécutif (le Président de la République et le Gouvernement) et le pouvoir législatif doivent, dans un Etat démocratique, être constamment régulés par le droit, à l’exception des coutumes constitutionnelles également sanctionnées par le juge du fait de leur caractère obligatoire ou des conventions constitutionnelles considérées comme des pratiques implicites ou explicites non écrites mais suivies par les acteurs politiques.
Faisant foi à ces considérations, il nous reste à mener une réflexion informée par le droit à l’effet de mieux cerner, d’une part, les velléités de révision de l’article 87 de la Constitution et, d’autre part, le potentiel de défense du Gouvernement. Aujourd’hui comme hier, notre plume fera l’économie des complaisances politiques pour demeurer fondamentalement didactique
- L’Assemblée nationale est-elle en sursis ?
« Il faut qu’une Constitution soit courte et obscure. La Constitution ne devrait déterminer que le mode selon lequel se fait la loi ; si elle dit plus, c’est mauvais ; si elle dit trop et qu’on ne puisse faire autrement, on la casse », ainsi retentissait au Conseil d’Etat français la pensée du Premier Consul Napoléon Bonaparte. Cet entendement suffit à expliquer les divergences dans l’interprétation d’un droit par essence politique, à savoir le droit parlementaire. C’est ainsi que nous pouvons comprendre et admettre que deux dates puissent être avancées : le 31 juillet 2024 ou, plus exactement le 1er août 2024, et le 13 septembre 2024, le lendemain de l’installation du Bureau de l’Assemblé nationale.
À l’analyse, les termes « mandat » et « législature » s’emploient différemment dans la Constitution et par rapport au Règlement intérieur de l’Assemblée nationale (RIAN).
D’abord, l’article 59 de la Constitution du 22 janvier 2001, modifiée, fait expressément référence, en son alinéa 3, à la notion de mandat : « Les députés sont élus au suffrage universel direct. Leur « mandat » est de cinq ans ; il ne peut être abrégé que par dissolution de l’Assemblée nationale ».
Ensuite, l’article 87 de la Constitution introduit un certain contraste entre les notions de « mandat » et de « législature » : « Le Président de la République peut, après avoir recueilli l’avis du Premier Ministre et celui du Président de l’Assemblée nationale, prononcer, par décret, la dissolution de l’Assemblée nationale. Toutefois, la dissolution ne peut intervenir durant les deux premières années de « législature ». Le décret de dissolution fixe la date du scrutin pour l’élection des députés. Le scrutin a lieu soixante (60) jours au moins et quatre-vingt-dix jours (90) au plus après la date de publication dudit décret. L’Assemblée nationale dissoute ne peut se réunir. Toutefois, le « mandat » des députés n’expire qu’à la « date de la proclamation de l’élection des membres » de la nouvelle Assemblée nationale ».
À propos de la date de la proclamation, le Conseil constitutionnel s’est ainsi prononcé dans sa décision n° 20/E/2022 du 11 août 2022 : « Les résultats définitifs du scrutin pour les élections législatives du 31 juillet 2022 s’établissent comme suit… » (article 2).
Enfin, la loi n° 2002-20 du 15 mai 2002 portant Règlement intérieur de l’Assemblée nationale (RIAN), modifiée, quant à elle, n’attribue pas un sens au mot « législature ». Elle se limite à dégager un certain nombre d’indices en le liant non pas aux élections législatives mais plutôt concrètement à l’exercice des prérogatives législatives, à savoir l’installation du Bureau de l’Assemblée ou à la composition des membres du Bureau de l’Assemblée nationale. On peut citer, entre autres dispositions du RIAN, : « Le Président de l’Assemblée nationale est élu pour la durée de la législature » (article 8) ; « au début de la législature, le plus âgé des membres présents, sachant lire et écrire la langue officielle, assure la présidence » (article 9) ; « au début de chaque législature et à l’ouverture de la session ordinaire de l’année et après l’installation du Bureau définitif, l’Assemblée nationale constitue ses commissions permanentes » (article 24).
Plus loin, en son article 51, le RIAN aggrave la distinction en précisant que « le député est couvert par l’immunité à compter du début de son « mandat qui prend effet dès la proclamation des résultats » de l’élection législative par le Conseil constitutionnel ».
Partant de ces leviers textuels, les notions de « mandat » et de « législature » sont-elles assimilables ou opposables ? À partir de quelle date prend effet le « mandat » par comparaison à la « législature » ? Dit autrement, la notion de « mandat » peut-elle être déconnectée de l’idée de « législature » ?
Littéralement, le « mandat » court à compter de la « proclamation définitive des résultats des élections législatives » et la « législature », qui conditionne la « dissolution », serait indissociable de l’installation du Bureau de l’Assemblée nationale.
Malgré tout, l’on notera que la signification du terme « législature » varie en fonction des systèmes constitutionnels. Aux Etats-Unis, les législatures sont les assemblées législatives des Etats, en dessous des Assemblées fédérales (le Congrès et la Chambre des Représentants). Au Québec, la « législature » renvoie au « mandat collectif des membres d’une assemblée législative » entre deux élections générales ; il correspond alors à la « période de temps qui s’écoule entre le début et la fin de ce mandat », à la date de son expiration ou de la dissolution de l’assemblée.
Pour notre part, la distinction peut sembler inopérante et nous comptons en faire l’économie non par pondération mais par bon sens. Les députés de la majorité, en l’occurrence ceux du Groupe parlementaire Benno Bokk Yakaar, sont-ils bien disposés à attendre l’une des critiques pour initier une révision de l’article 87 qui préserverait l’intégrité de leur mandat de cinq (05) ans ?
- Le Gouvernement est-il désarmé ?
Juridiquement, les dispositions de l’article 87 sont révisables ; elles ne sont pas comptabilisées parmi les clauses d’éternité. Par conséquent, l’aboutissement de la procédure de révision constitutionnelle pour faire sauter le verrou de la dissolution anticipée de l’Assemblée ne saurait être qu’une simple affaire de procédure.
Premièrement, le droit d’initiative est une prérogative reconnue à tout député, sans qu’aucun nombre ne soit requis. Selon les termes de l’article 103 de la Constitution, « l’initiative de la révision de la Constitution appartient concurremment au Président de la République et aux députés ».
En vertu de cette rédaction, un seul député peut initier une proposition de révision de la Constitution. D’ailleurs, la signature collective par plusieurs députés fait perdre à une loi toute sa paternité et sa célébrité ; elle rentre ainsi dans l’anonymat le plus parfait.
Deuxièmement, la majorité acquise pour le vote de la loi est fixée aux 3/5 des suffrages exprimés, soit 99 députés. A ce propos, on est justement fondé à croire que les avantages statutaires et financiers attachés à une « proposition de loi » qui rendrait intangible le mandat de 5 ans influenceraient, sans conteste, le vote favorable des députés issus aussi bien des rangs de la majorité parlementaire que des autres groupes ou entités parlementaires à voter
Sous réserve d’une découverte jurisprudentielle du Conseil constitutionnel, une proposition de révision constitutionnelle tendant à supprimer le droit de dissolution ne devrait pas croiser une difficulté de fond.
Seulement, une suppression du droit de dissolution pourrait avoir des incidences non négligeables sur l’ordonnancement des institutions ou, de façon plus accentuée, sur les attributs parlementaires du régime politique sénégalais. Il importe de considérer que, généralement, les régimes sans droit de dissolution sont, le plus souvent, de type présidentiel (États-Unis, Bénin, Côte d’Ivoire).
En effet, le pouvoir de dissolution est généralement instauré comme moyen de rationalisation du régime parlementaire fort. Il aide à modérer le parlement dans l’engagement de la responsabilité du Gouvernement à travers, en particulier, la motion de censure.
Ainsi, il convient d’éviter, en raison du nécessaire équilibre des pouvoirs politiques (Exécutif et Législatif) de prévoir que « le Président peut dissoudre l’Assemblée nationale si celle-ci a renversé le Gouvernement » (article 75 bis de la loi constitutionnelle n° 91-25 du 05 avril 1991). A ce titre, l’abrogation du droit de dissolution devra nécessairement entrainer la purge des procédés d’engagement de la responsabilité politique du Gouvernement, ainsi qu’il en était logiquement réfléchi par la loi constitutionnelle n° 2019-10 du 14 mai 2019portant suppression du poste de Premier Ministre : « le dialogue entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif sera plus équilibré car le Président de la République ne pourra plus dissoudre l’Assemblée nationale. Cette dernière ne sera plus habilitée, de son côté, à engager la responsabilité du Gouvernement par la question de confiance ou la motion de censure ».
Au fond, la consécration de moyens d’action réciproques entre l’Exécutif et le Législatif (la responsabilité politique du Gouvernement devant le parlement et le droit de dissolution du chef de l’État) constitue l’une des marques de fabrique du régime parlementaire.
Dans le cas d’espèce qui nous interpelle, la suppression des moyens d’actions réciproques ne devrait pas, comme on peut certainement s’y attendre, emporter ou neutraliser les modes de contrôle moins violents que sont les questions écrites, les questions d’actualité et les questions orales ainsi que les missions d’information ou d’étude des commissions permanentes et les travaux du Comité d’Evaluation des Politiques publiques).
Au vu de ces constats, est-ce qu’une proposition de révision de l’article 87 de la Constitution aux fins de suppression du droit de dissolution ira jusqu’au bout de sa logique pour changer le visage de notre régime politique ? C’est pourquoi certains régimes contemporains abandonnent la durée probatoire d’une ou de deux années en disposant, plus prudemment, que « le président de la République peut, « en cas de nécessité » et après consultation du Gouvernement, des bureaux de l’Assemblée nationale et du Sénat, prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale » (article 9 de la Constitution camerounaise).
Par ailleurs, le Gouvernement peut-il rester passif face à la détermination de certains députés à imposer leur volonté ? Certainement, il sera obligé de faire usage légitime des armes que lui autorisent la Constitution et le RIAN tout au long du parcours législatif.
Les armes du Gouvernement contre une Assemblée nationale ne sont pas négligeables pour contrecarrer les velléités parlementaires par le biais de procédés dilatoires dont le droit d’amendement reconnu aux membres du Gouvernement, la saisine du Conseil constitutionnel pour le contrôle de constitutionnalité et la seconde lecture.
Une fois ces obstacles levés, l’Assemblée nationale va se heurter à des difficultés liées à l’entrée en vigueur de la loi.
La loi n° 2021-21 du 02 mars 2021 fixant les règles d’applicabilité des lois, des actes administratifs à caractère réglementaire et des actes administratifs à caractère individuel abrogeant la loi n° 70-14 du 06 février 1970, modifiée, n’a pas pris en compte le pouvoir de promulgation du Président de l’Assemblée nationale prévu par l’article 75 de la Constitution : « Le délai de la promulgation est suspendu jusqu’à l’issue de la seconde délibération de l’Assemblée nationale ou de la décision du Conseil constitutionnel déclarant la loi conforme à la Constitution. Dans tous les cas, à l’expiration des délais constitutionnels, la promulgation est de droit ; il y est pourvu par le Président de l’Assemblée nationale ».
Au cas où la situation se présenterait, par quel support normatif (décret, arrêté de Bureau ou autre acte inconnu) le Président de l’Assemblée promulguera-t-il la loi modificative de la Constitution ? Aura-t-il accès au Journal officiel publié par l’Imprimerie nationale placé sous l’autorité hiérarchique du Secrétariat général du Gouvernement rattaché à la Primature ? Assurément, la promulgation par le Président de l’Assemblée nationale semble être l’un des angles morts du droit parlementaire sénégalais.
En dernier ressort, le Président de la République aura la possibilité de soumettre un projet de nouvelle Constitution qui sanctuariserait « le droit de dissolution » en l’inscrivant dans le marbre des dispositions constitutionnelles intangibles ou en encadrement, sur ce point, le droit d’initiative des députés. Cette position est provisionnée à l’alinéa premier de l’article 51 de la Constitution : « Le Président de la République peut, après avoir recueilli l’avis du Président de l’Assemblée nationale et du Conseil constitutionnel, soumettre tout projet de loi constitutionnelle au référendum ».
Meïssa DIAKHATÉ
Professeur des Universités