Mémoire vivante du massacre de Thiaroye
À 86 ans, Biram Senghor est le dernier lien vivant entre le massacre de Thiaroye et les générations d’aujourd’hui. Ce vieil homme à la démarche hésitante, appuyé sur une canne, incarne la lutte pour la vérité et la justice concernant l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire coloniale française.
Sous sa véranda à Diakhao, une petite bourgade sénégalaise au cœur du Sine, Biram Senghor raconte inlassablement l’histoire de son père, M’Bap Senghor, tirailleur sénégalais abattu le 1er décembre 1944 par l’armée coloniale française.
«Grand-mère m’a dit : “Ton père est mort”»
Il avait à peine six ans lorsque son père a été tué dans le camp militaire de Thiaroye, près de Dakar. M’Bap Senghor, comme des centaines d’autres tirailleurs africains ayant combattu pour la France pendant la Seconde Guerre mondiale, réclamait le paiement de ses arriérés de solde. Ce geste de revendication légitime a été violemment réprimé par l’armée coloniale : les soldats ont été désarmés, puis abattus, leurs corps jetés dans une fosse commune.
« Grand-mère m’a dit : “Ton père est mort.” Je ne savais même pas ce que cela signifiait, » se souvient Biram, dont les souvenirs d’enfance sont hantés par ce drame. Il n’a jamais pu revoir le corps de son père, seulement quelques objets lui rappellent son existence : une photo froissée et jaunie, un matricule (32 124), et les récits douloureux d’une famille brisée.
Malgré son âge avancé et la perte de sa vue, Biram Senghor n’a jamais renoncé à obtenir justice pour son père et les autres victimes de Thiaroye. « La France doit s’excuser, indemniser les familles et reconnaître pleinement la responsabilité de ce crime », martèle-t-il.
Un combat de plusieurs décennies
Son combat a commencé très tôt, dès 1948, lorsqu’il accompagnait sa mère à des convocations administratives sans résultats. À partir des années 1970, il s’adresse aux présidents sénégalais et français, espérant une reconnaissance officielle. En 1982, il écrit à François Mitterrand, mais ses efforts sont systématiquement ignorés ou balayés.
En 2013, son combat trouve un nouvel élan grâce à l’historienne française Armelle Mabon, qui exhume les archives du massacre et l’aide à faire avancer sa cause. En 2024, une victoire partielle est obtenue : M’Bap Senghor et cinq autres tirailleurs sont reconnus « Morts pour la France ». Mais pour Biram, cela reste insuffisant : « Ils veulent enterrer cette affaire comme ils ont enterré mon père. Je ne peux pas l’accepter. »
Aujourd’hui, Biram Senghor ne lutte pas seulement pour lui-même. Il porte la mémoire de tous les tirailleurs massacrés à Thiaroye. « C’est un devoir de vérité. Ces hommes ont sacrifié leur vie pour une cause qui les a trahis. Leurs corps reposent dans des fosses communes, sans sépulture digne. C’est une insulte à leur mémoire », a-t-il déclaré.
Un appel universel à la justice
Derrière ses lunettes noires, Biram Senghor est un homme déterminé, habité par une mission qu’il n’abandonnera pas, malgré les années et les épreuves. Chaque année, jusqu’à ce que la cécité l’en empêche, il se rendait au cimetière de Thiaroye, un lieu de recueillement devenu symbole de son combat. Biram Senghor incarne une lutte plus grande que lui : celle contre l’oubli et pour la reconnaissance des crimes coloniaux. « La France sait ce qui s’est passé, mais elle refuse de l’admettre pleinement. Elle doit ouvrir les archives et faire face à son passé », soutient-il.
À quelques jours des commémorations du 80ᵉ anniversaire du massacre de Thiaroye, Biram Senghor est invité à la cérémonie officielle. Mais pour lui, ces hommages symboliques ne suffisent pas : « Ce que je veux, c’est la vérité, les excuses et des réparations pour ma famille et toutes celles des victimes. »
Son combat est un rappel que les blessures du passé colonial restent ouvertes tant qu’elles ne sont pas reconnues et réparées. À travers sa voix, les tirailleurs massacrés à Thiaroye continuent de réclamer justice, 79 ans après leur mort.
MOUSSA FALL