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DOCTEUR PAPIS FALL « La tuerie de Thiaroye est un véritable enjeu autant pour l’Etat sénégalais que pour l’Etat français »

Docteur Papis Fall est historien et diplômé de Sorbonne Université Professeur d’histoire et de géographie Chercheur associé pour la Chaire HiGeSeT (Histoire-Gendarmerie-Sécurité et Territoire-s). Il s’est prêté aux questions de Yoor-Yoor Bi relatives à la tragédie de Thiaroye 44.

Yoor-Yoor Bi Quelle est l’importance de la commémoration de la tragédie de Thiaroye 44 ?

Dr Papis Fall : L’affaire camp de Thiaroye du 1er décembre 1944, dans un contexte de Seconde Guerre mondiale, se traduit par une affreuse tuerie de tirailleurs sénégalais démobilisés et campés à Thiaroye. Le seul tort de ces soldats indigènes – qui ont hissé encore plus haut le drapeau de la métropole et défendu avec ténacité la France – est d’avoir réclamé légitimement leurs dus, leurs primes de guerre ou indemnités de démobilisation et « dénoncé le taux de change discriminatoire appliqué à leurs économies ». Face à ce mouvement d’humeur, de contestation légitime et de révolte des Tirailleurs, les forces et autorités coloniales françaises répriment dans le sang, la nuit au moment où certains dormaient, ces combattants qui avaient pourtant mis leurs compétences au service de la France en participant à l’effort de guerre sur le front contre l’Allemagne nazie d’Adolphe Hitler.

Le bilan est assez lourd : une trentaine de morts selon certaines sources historiques et des centaines selon dautres parmi lesquelles on peut citer l’historienne Armelle Mabon qui a qui a consacré plus d’une vingtaine d’années en travaillant sur cette mémoire douloureuse et question lancinante : la mutinerie de Thiaroye. En tout état de cause, on remarque une véritable zone d’ombre sur l’effectif exact de tirailleurs sénégalais tués froidement au camp de Thiaroye. Entre non-dits et secret défense, la documentation sur cette question (à savoir le nombre de victimes exactes à élucider) pose un sérieux problème. On commémore un événement, un fait passé afin qu’il reste gravé dans les mémoires. Et, cette tragédie de Thiaroye, le 1er décembre 1944, perçue comme « une métaphore de la violence et de l’injustice coloniale » française, constitue un fait qui mérite d’être commémorer.

Autrement dit, on a le devoir de marquer, de célébrer par une cérémonie le souvenir d’une personne, d’un groupe d’individus, d’un événement ou d’un acte majeur et/ou grave, afin de le rappeler aux peuples et aux citoyens du monde. Elle ne doit pas être laissée dans les eaux glacées de l’oubli d’autant plus que c’était « un massacre prémédité, puisque des automitrailleuses avaient été transportées au camp militaire4 » de Thiaroye. Célébrer l’affaire camp de Thiaroye, c’est donc amener les générations à s’imprégner de leur histoire, de leur passé. Quand on oublie son passé, on perd facilement ses repères. On se trouve ainsi déboussolé et désorienté. Aussi la commémoration du massacre de Thiaroye peut contribuer à conserver et à s’approprier son passé.

Quels sont les enjeux de cette commémoration pour l’Etat du Sénégal ?

Les enjeux de cette commémoration du massacre de Thiaroye sont multiples et complexes. On peut juste relever que « la célébration » annuelle de cet événement se justifie par devoir de mémoire et d’histoire. Les peuples notamment subsahariens doivent se souvenir de ce fait caractérisé par un « déchainement de la violence à l’encontre de ses propres troupes comme on en a peu vu dans l’histoire coloniale », pour reprendre les propos de l’historien Martin Mourre. Également cette affaire mérite un sérieux diagnostique, une étude profonde et pointue. Par conséquent, des scientifiques, chercheurs et particulièrement des historiens ont le devoir d’éclairer la lanterne des citoyens.

D’où la nécessité d’encourager la recherche : laisser les historiens parler d’histoire ! Et éviter de les cloisonner et/ou de réduire leur marge de manœuvre. Par ailleurs la commémoration annuelle a un enjeu ou une dimension politique. En effet, il faut amener la France à reconnaître son crime et à faire des réparations, autrement dit indemniser les tirailleurs sénégalais. Parlant de réparation et de justice, la famille du tirailleur Antoine Habibou, accusé de rébellion par un tribunal militaire, se bat pour un rétablissement dans ses droits. Cet événement lié au massacre de Thiaroye est souvent utilisé ou instrumentalisé par les politiques pour légitimer « les luttes anticoloniales, anti-impérialistes ».

Il ne faut pas perdre de vue que « Thiaroye, resté une blessure en Afrique de l’Ouest, a été pris en charge par des militants politiques » comme le souligne Martin Mourre. Des centaines de tirailleurs « sont rassemblés sur une esplanade du camp, froidement mitraillés puis jetés dans des fosses communes ». Ces tirailleurs constitués de plusieurs nationalités sont élevés au rang de héros de la résistance coloniale et des (co)libérateurs de la France en contexte de Seconde Guerre mondiale. À partir des années 2000, sous le magistère du président de la République du Sénégal, Maître Abdoulaye Wade, les tirailleurs sont valorisés davantage et la tuerie de Thiaroye fait l’objet d’une commémoration formelle ou solennelle. En 2014, sous la présidence de Macky Sall, lors de la commémoration du 70e anniversaire, le président Français d’alors, François Hollande, reconnait symboliquement le massacre de Thiaroye qui a longtemps été un « mensonge d’Etat » selon Armelle Mabon.

Le Président français parlait de « répression sanglante » En 2024, des députés français ont sollicité à l’Assemblée la mise sur pied d’une commission d’enquête parlementaire pour faire la lumière sur cette injustice coloniale longtemps étouffée par la métropole française. A l’approche du 80e anniversaire, sous le magistère de deux figures influentes de la vie politique sénégalaise – le président Bassirou Diomaye Diakhar Faye et son tout puissant premier ministre Ousmane Sonko – le 18 juin 2024, l’Etat français reconnait le massacre effectif de Thiaroye le 1er décembre 1944, en octroyant la mention « mort pour la France » à six tirailleurs sénégalais dont quatre Sénégalais, un Malien et un Burkinabé. Ce qui constitue un pas de plus vers la reconnaissance de la responsabilité entière de la France sur ce crime inouï. Tout compte fait, la tuerie de Thiaroye est un véritable enjeu autant pour l’Etat sénégalais que pour l’Etat français.

Les sources d’archives sont indispensables pour la recherche historique. Leur accès est souvent difficile. Qu’est-ce qui explique cette situation ?

Les sources archivistiques font partie des traces, des preuves, des témoignages écrits. Elles occupent une place très importante dans l’élaboration d’un fait historique. Les sources d’archives sont incontournables en histoire moderne et contemporaine. Sans cette documentation, il est très difficile de retracer la saga de certains peuples. Tu ne diras rien si tu n’as pas de témoignages ! Pour écrire le passé lointain ou récent d’une société ou d’un peuple, l’historien a besoin fondamentalement de matériaux dans son atelier, et les sources archivistiques en font bel et bien partie. Cependant, elles ne sont pas toutes accessibles. Conséquemment, cela rend difficile, ralentit et même freine la recherche. Pourquoi ? Parce qu’il y a des dossiers très sensibles, des informations classées secret défense et très confidentiels dont la divulgation peut être source de sérieux problèmes. C’est sous cet angle que l’on peut comprendre la réflexion éloquente de Paul Valérie : « l’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaborée ».

En effet, l’historien qui s’appuie sur ces dossiers d’archives et autres matériaux relate, élabore les faits de manière « objective » qu’il n’en déplaise ou pas une frange de la société. À titre d’illustration, nous pouvons citer « histoire générale du Sénégal » dont certains tomes ont suscité l’indignation et la colère d’une faction de la société sénégalaise, particulièrement une ou des confréries religieuses. Encore un autre exemple d’une actualité brûlante : le livre de l’historienne et chercheuse Séverine Awenengo Dalberto dont le titre fait « peur » ou a suscité la réticence d’une certaine classe politique sénégalaise… De même, l’exploitation de sources archivistiques peut être sources de conflits, de ruptures diplomatiques, de poursuites judiciaires, de guerres identitaires, d’irrédentisme, entre autres. Raison pour laquelle elles sont souvent protégées, bien soigneusement gardées et classées confidentielles. Par voie de conséquence, la « vérité » tarde à jaillir, à voir le jour ! Et, la rétention des dossiers d’archives relatifs à l’affaire Thiaroye 44 en est une parfaite illustration.

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