Bargny Guedj vit dans la tourmente entre la situation difficile de leurs enfants partis en Espagne et la menace de l’érosion côtières qui risquent de faire disparaître de multiples habitations.
HABIBATOU TRAORÉ
Sur la plage déserte et insalubre de Bargny Guedj, Khadija fait des vas et viens incessants. Un bébé au dos, deux autres fillettes lui emboîtent le pas. Dans une longue robe de couleur jaune foncé, la jeune mère de famille à la mine défaite semble peu se soucier de sa mise. Khadija supporte depuis presque un an et demi l’absence d’un mari qui a embarqué pour l’Espagne. À côté du poids de la solitude, elle est également obligée de vivre dans une situation économique précaire. Son époux, qui espérait de meilleures conditions de vie en Europe, s’est heurté au mirage de l’Eldorado. Pour subvenir au besoin de ses chérubins, la mère de trois enfants dont la dernière est née après le départ de son mari s’active dans la vente de détergents. « Son absence est insupportable et c’est encore pire, avec sa situation, il ne peut satisfaire aucun de nos besoins. On se dit que tout début est difficile et que ça ira beaucoup mieux à l’avenir », dit-elle le regard plein d’espoirs.
« Sur une échelle de 100 départs, seul 10 ont réussi à s’en sortir. Les autres n’ont ni papiers, ni travail »
En 2023, Bargny était le point de départ de beaucoup de pirogues pour l’Espagne. On se souvient encore de la disparition en mer d’une embarcation avec à son bords 170 migrants (d’après Horizon Sans frontières) ou des journées sombres de deuil dans la communauté à la suite de plusieurs pertes en vies humaines dans la grande bleue. Si beaucoup de départ était motivé par la raréfaction des ressources halieutiques, il faut dire que l’émigration n’a pas encore eu d’impacts remarquables à Bargny Guedj, une des localités les plus touchées par le phénomène. Les derniers chiffres du Comité Interministériel de Lutte contre la Migration Irrégulière (CILMI) font état de 502 embarcations qui ont atteint les Iles Canaries entre janvier et octobre 2024 avec environ 34 000 migrants à bord et 64 pirogues arrivées pendant cette période.
Ndeye Yacine Dieng, habitante du quartier Ndiaga Samb, relève avec regret que « sur une échelle de 100 départs, seuls 10 ont réussi à s’en sortir. Les autres n’ont ni papiers, ni travail ». Et d’ajouter : « Ceux qui sont bien arrivés ont des problèmes pour s’intégrer, la majeure partie vit dans des camps où ils sont initiés à la langue, formés et préparés à vivre dans la société espagnole. C’est une bonne chose, mais certains ont laissé des familles démunies et aujourd’hui, ce sont ces familles qui sont obligées de les envoyer de l’argent et de subvenir aux besoins de leurs femmes et enfants laissés au pays », déplore celle qui comptabilise des enfants et neveux parmi les candidats à l’aventure.
En-dehors de l’émigration clandestine Bargny Guedj subit également les assauts des vagues. Ces rafales ont traversé des clôtures pour réduire des concessions et disloquer des familles. Ainsi, Khadija, la mère de trois enfants vit dans un bâtiment de deux chambres fortement agressées par les vagues et sans clôture juste en face de la mer.
«Le changement climatique a réduit à néant notre localité. On rêve tous de nous installer loin d’ici, mais nous n’avons pas les moyens»
En cette matinée du jeudi 06 février, les ruelles de Bargny Guedj sont peu animées et à force de s’avancer dans le quartier, le bruit des vagues devient persistant. La présidente de l’Association pour la valorisation de l’environnement des cotes (AVC) reste nostalgique du temps où elle vivait dans une grande famille traditionnelle lébou à l’intérieur d’une grande concession. Aujourd’hui, elle se contente de quelques pièces exiguës qu’elle partage avec ses enfants et petits-enfants.
« Le changement climatique a réduit à néant notre localité. Une situation pas facile à vivre, la mer est devenue notre voisin immédiat. On rêve tous de quitter et d’aller nous installer loin d’ici, mais nous n’avons pas les moyens de le faire et on essaie de nous adapter à cette situation. C’est pendant l’hivernage, qu’on est le plus exposé », regrette Ndeye Yacine Dieng trouvée dans une petite pièce aux murs défraîchie qui sert de salon à sa famille.
Sur la côte de Bargny, l’érosion a causé des dégâts remarquables. Des maisons entières ou façades à terre et des bâtiments menaçant ruine continue de faire office d’habitations à ceux qui veulent encore préserver un legs familial. D’après Ndeye Yacine Dieng, le nombre de familles contraint de plier bagage est innombrable. « La population bargnoise a toujours vécu dans des concessions, mais avec le changement climatique, c’est devenu impossible. Cette maison était composée 10 chambres et aujourd’hui, on se retrouve avec 4. On vit dans la promiscuité à l’image d’autres familles. Et certaines sont même à 10 dans une chambre, ils mènent une vie pas saine et épanouie. Ce sont des situations inacceptables et moralement, notre communauté commence à subir des revers. Imaginez un peu une famille entière dans une chambre », s’interroge la Badiènou Gox, emmitouflée dans un grand boubou multicolore.
«Avec le poisson qui se fait rare, mes enfants ont émigré afin de subvenir aux besoins de la famille»
Ndèye Awa un gros sachet blanc à la main, arpente les tas de pierres issu d’une façade en ruine qui jonche le long de la route. Cette mère de famille fait partie des déplacés de l’érosion côtière. Elle a toutefois trouvé refuge chez des parents de son mari. La quiétude de Ndeye Awa est cependant perturbée par la situation instable de ses enfants partis pour l’Espagne. La dame s’est d’ailleurs reconvertie en marchand ambulant depuis le départ de ses fils pour joindre les deux bouts. « Mes enfants étaient des pêcheurs comme leurs pères, mais avec le poisson qui se fait rare, ils ont opté pour l’émigration afin de subvenir aux besoins de la famille. Depuis leur départ, ils sont cantonnés dans des centres et ne travaillent pas. J’ai d’ailleurs fait un prêt bancaire pour investir dans un petit commerce et entretenir la maison et mes enfants qui sont en Espagne m’appellent souvent pour que je leur envoie de l’argent », confesse la dame vêtue d’une tunique bleue rayée de noir.
Serigne Diouf pense que tout leur « malheur » découle des accords de pêche signés entre les gouvernements qui se sont succédé et l’Union européenne, des accords qui ont toutefois pris fin le 17 novembre 2024. « Certains de ceux qui sont partis dorment à la belle étoile dans leurs pays d’accueil et se tournent le pouce à longueur de journée. A la base, ils ont décidé de prendre la mer pour aider la communauté qui s’appauvrit de jour en jour à cause de la raréfaction des ressources halieutiques. C’est la crise économique qui a poussé nos jeunes dans les bras de la mer et on attend que leurs conditions s’améliorent. On ne peut pas être un responsable de famille et continuer à dépendre de sa famille » argue-t-il.
« L’État du Sénégal n’a pas fait un bon ciblage dans le programme de l’émigration circulaire »
Pour lutter contre l’émigration irrégulière de ses ressortissants, le Sénégal a signé des partenariats avec l’Espagne dans le cadre de l’émigration circulaire pour endiguer le fléau à l’origine de beaucoup décès et de disparitions en mer. Seulement Ndèye Yacine Dieng, présidente de l’Association pour la valorisation de l’environnement des cotes (AVC) estime que L’Etat n’a pas fait un bon ciblage dans ce programme. « Je pense que l’Etat du Sénégal et l’Espagne devaient signer des partenariats pour que ces jeunes, qui sont dans ces centres, soient privilégiés pour ces emplois au lieu de déplacer d’autres à partir du Sénégal. Ceux qui sont déjà sur place vivent le calvaire, pourquoi ne pas les récupérer, les former et leur faire des contrats pour qu’ils puissent bénéficier de ces emplois saisonniers et être régularisés par la même occasion ? », plaide-t-elle. Ndeye Yacine pense en outre que l’Etat doit encourager sa jeunesse à rester au Sénégal en modernisant l’agriculture et en luttant contre l’accaparement des terres arables par des hommes politiques. « On peut assurer l’autosuffisance alimentaire en misant sur les jeunes avec de meilleures politiques. Avec le Jub-Jubal-Jubbanti, tout est possible et on a confiance à ce nouveau régime. Sonko et Diomaye étaient venus nous voir et avaient constaté l’injustice que vit notre communauté », explique la Badiènou Gox à Bargny Guedj.
Son voisin Seydou pointe du doigt l’horizon pour montrer l’étendue des conséquences de l’érosion. « Vous voyez les pirogues là-bas, tout cela faisait partie du quartier et nous avions ici des mosquées, terrains de football, et même des cimetières, aujourd’hui, tout est engloutis par la mer. Nous sommes conscients que tôt ou tard toutes les maisons restantes vont être délogées par les eaux », alerte-t-il. L’habitant de Bargny Guedj souhaite ainsi la construction d’un brise-lames pour, indique-t-il, protéger ce qui reste des habitations. « Nous n’avons pas besoin de riz ou d’huile à chaque fois que nous sommes submergés par les eaux. Beaucoup de familles sont parties et certaines n’ont même pas de quoi payer la location. Mais ils n’ont pas le choix et la mer continue toujours de menacer avec des vagues de plus en plus puissantes ».