En août 2023, peu après l’emprisonnement d’Ousmane Sonko, j’ai eu un entretien avec un journaliste de Jacobin, un magazine américain de gauche radicale, pour un article qu’il préparait sur la situation au Sénégal. J’avais alors expliqué que deux éléments majeurs étaient à l’origine de la répression brutale orchestrée par le régime de Macky Sall et la classe dominante sénégalaise contre l’ancien maire Ziguinchor et président de PASTEF. D’une part, il plaide pour la souveraineté monétaire, une position qui contrarie profondément la bourgeoisie compradore. Ces élites locales profitent des liens du franc CFA à l’euro, qui leur garantissent des avantages économiques au détriment du développement des nations africaines utilisant cette monnaie. D’autre part, j’avais ajouté que l’opposant d’alors, désormais Premier ministre, prend au sérieux la critique néo-institutionnelle des institutions financières internationales à l’égard des pays africains. Il s’en saisit et la remodèle dans une perspective souverainiste et panafricaine, dénonçant la mauvaise gouvernance non comme une simple déficience technique, mais comme un problème structurel enraciné dans des institutions asservies à des intérêts étrangers.
À l’époque, j’avais également mentionné, bien que cela n’ait pas été repris dans l’article, que le Premier ministre représentait à mes yeux une pensée politique, encore difficile à catégoriser. Son pragmatisme, visible dans ses alliances électorales de 2022, ainsi que son éclectisme, que je perçois autant comme une disposition psychologique que comme une philosophie politique, témoignaient de mon interrogation. Cependant, avec le temps, en particulier depuis l’hivernage de 2023, j’ai pu affiner ma compréhension de cette pensée. Et hier, jeudi 26 septembre 2024, lors de son point de presse où il exposait l’état des lieux des finances publiques, j’ai fait un bond significatif dans cette compréhension.
Ce jour-là, Ousmane Sonko a encore prouvé sa volonté de faire face à une gouvernance qu’il considère comme défaillante. En choisissant cette date, Il a également ravivé le souvenir douloureux du naufrage du Joola, survenu le 26 septembre 2002, qui a marqué l’une des pires catastrophes maritimes de l’histoire mondiale. Ce drame, causé par des défaillances institutionnelles et une négligence grave des normes de sécurité, a laissé une empreinte indélébile sur la mémoire collective du Sénégal, symbolisant les conséquences tragiques d’une gouvernance irresponsable.
À l’image du naufrage, dont la principale cause était l’irresponsabilité institutionnelle, il a dressé un état des lieux catastrophique des finances publiques léguées par le régime de Macky Sall. Il a révélé au grand jour la profondeur de la crise économique et financière à laquelle le Sénégal est confronté, tout en étant conscient des risques politiques inhérents à une telle transparence. Son objectif : établir un « point zéro » pour enclencher la révolution institutionnelle qu’il appelle de ses vœux, tout comme il exige que les institutions du pays soient repensées en faveur de la souveraineté populaire.
Un néo-institutionnaliste souverainiste
Le Premier ministre se distingue par sa capacité à dépasser la simple rhétorique politique. Certes, la lutte contre la mauvaise gouvernance et la corruption est un discours que tous les politiciens africains répètent à l’envi. Mais il se différencie par sa manière ferme et déterminée de le dire, et surtout, de le conceptualiser. Son approche ne se limite pas à une critique technique des dérives institutionnelles ; il s’agit d’une vision de refondation qui met en lumière les relations de pouvoir et de dépendance qui maintiennent l’Afrique dans un cycle perpétuel de sous-développement.
En livrant un état des lieux aussi sombre, le Premier ministre a révélé que la situation financière du pays n’était pas simplement le résultat d’une mauvaise gestion, mais d’une structure institutionnelle façonnée pour servir des intérêts particuliers nationaux et des puissances étrangères. Son projet de transparence, bien que risquée sur le plan politique, vis-à-vis des marchés, des partenaires bilatéraux et multilatéraux illustre sa volonté d’établir une nouvelle ère de gouvernance fondée sur la vérité et la justice sociale.
Il incarne véritablement un néo-institutionnaliste souverainiste, mais pas n’importe lequel. Parmi les différents courants du néo-institutionnalisme, il se situe au croisement de l’approche historique et sociologique. Le Premier ministre ne se contente pas de voir les institutions comme des cadres fixes, mais les appréhende dans leur dimension historique, ancrée dans des rapports de pouvoir asymétriques qui remontent à la colonisation et à l’héritage postcolonial. En ce sens, il s’attaque à ce que Douglass North appelait la « dépendance au sentier », c’est-à-dire la tendance des pays à rester prisonniers des choix institutionnels passés. Il ne veut pas simplement réformer le cadre néocolonial, mais le déconstruire pour proposer une alternative panafricaine véritablement indépendante.
La méfiance marxiste et l’apport de Gramsci
En tant que marxiste, j’ai longtemps nourri une méfiance à l’égard du néo-institutionnalisme, que je percevais comme une théorie insuffisamment critique des structures économiques de domination. En effet, le néo-institutionnalisme, en mettant l’accent sur les structures formelles et les normes, peut sembler négliger les dynamiques économiques profondes qui façonnent les inégalités. Pour un marxiste, les institutions ne sont que des superstructures qui reflètent les intérêts des classes dominantes, et il paraît donc difficile de penser que des réformes institutionnelles à elles seules transforment une société.
Mais, en y regardant de plus près, et surtout en me référant à la pensée d’Antonio Gramsci, j’ai vu dans l’approche d’Ousmane Sonko une profondeur et une radicalité qui répondent à mes doutes initiaux. Gramsci a théorisé l’hégémonie culturelle, c’est-à-dire la manière dont les institutions ne sont pas de simples outils de répression, mais aussi des lieux où se joue la lutte pour le consentement et la légitimité. Par sa volonté de vérité et de transparence, le Premier ministre rompt avec l’hégémonie des élites et engage une bataille idéologique essentielle. Son dévoilement des réalités financières du Sénégal — notamment la question de la dette et des finances publiques — est un acte subversif en soi, un point de départ pour amorcer une véritable révolution institutionnelle. En mettant à nu la vérité économique et sociale du Sénégal, il marque le début d’un changement profond des règles du jeu.
Ousmane Sonko a saisi cette dimension idéologique du pouvoir, et c’est ce qui le distingue d’autres réformateurs africains. Il ne se contente pas de critiquer les institutions ; il propose une refonte complète qui repose sur la souveraineté populaire et la transparence. À la lumière de Gramsci, cette approche fait sens : elle n’est pas simplement technocratique, elle est profondément politique, car elle remet en question les fondements mêmes de l’ordre établi.
Néo-institutionnalisme et développement
Le néo-institutionnalisme, dans son courant historique, aide à comprendre comment les trajectoires passées déterminent les possibilités de développement d’un pays. Pour le Premier ministre, les institutions sénégalaises actuelles sont l’héritage d’un système néocolonial et ultralibéral qui limite la souveraineté nationale et entrave le développement autonome. Il s’agit donc de rompre avec cette continuité historique en redéfinissant les institutions de manière à répondre aux besoins du peuple.
La critique des institutions financières internationales que fait M. Sonko s’inscrit dans ce cadre. En se l’appropriant et en la remodelant dans une perspective panafricaine, il ne se contente pas de pointer du doigt des défauts techniques de gestion ou de gouvernance. Il pose une question plus fondamentale : comment les institutions peuvent-elles être réinventées pour soutenir un développement véritablement inclusif et souverain ? Cela implique une rupture avec les logiques imposées de l’extérieur, et une réorientation des politiques publiques vers l’émancipation du peuple sénégalais.
Dans ce cadre, le développement n’est pas une simple question de croissance économique, mais de justice sociale. Le Premier ministre souhaite que les institutions deviennent des outils de redistribution, non seulement des richesses matérielles, mais aussi des opportunités. Ce sont des institutions capables de garantir que chaque citoyen ait accès aux ressources nécessaires pour mener une vie digne, et non des structures qui maintiennent une élite en position de force tout en perpétuant les inégalités.
La justice comme horizon de la souveraineté
Dans ce combat pour la refondation institutionnelle, la question de la justice sociale est primordiale. Il ne s’agit pas simplement d’appliquer la loi, mais de redéfinir ce que signifie la justice dans une société inégalitaire et postcoloniale comme le Sénégal. L’actuel pouvoir parle de justice, ce qui est en soi une bonne chose. Mais quelle idée de la justice sous-tend cette démarche ? La justice pour le Premier ministre, telle que je la comprends, doit être envisagée à travers le prisme de l’égalité, mais pas seulement l’égalité formelle devant la loi. Il s’agit ici de l’égalité des chances, un concept que l’économiste Amartya Sen a largement développé.
Amartya Sen nous enseigne que l’égalité doit être pensée non seulement en matière de droits formels, mais aussi d’opportunités réelles. Dans un pays où la religion joue un rôle prépondérant et où la providence divine est souvent invoquée pour justifier la chance ou le destin, il est crucial de rappeler que l’égalité de chances ne se résume pas à une bienveillance divine. L’égalité des chances, dans le cadre que propose le Premier ministre, signifie offrir à chaque citoyen les conditions matérielles et sociales nécessaires pour mener une vie digne. Cela inclut l’accès à une éducation de qualité, à des soins de santé décents, à des conditions de logement décentes, et à une participation active à la vie politique et sociale du pays.
Le combat d’Ousmane Sonko dépasse la simple question de la lutte contre la corruption ou la mauvaise gouvernance. Il vise une révolution institutionnelle qui touche à la souveraineté nationale et à l’émancipation des Sénégalais. En tant que marxiste, je soutiens cette démarche parce qu’elle rompt avec la soumission historique aux logiques capitalistes et néocoloniales. Ousmane Sonko, en tant que je pense être un néo-institutionnaliste souverainiste, ouvre une voie vers un développement réellement inclusif et une justice sociale véritable, où l’égalité des chances ne sera plus un slogan, mais une réalité tangible pour chaque citoyen. Dans ce sens, son combat est aussi le nôtre, celui d’une gauche africaine qui veut reprendre en main son destin, loin des tutelles et des dépendances externes.