GRAND ENTRETIEN

MOUSTAPHA SOW, PRÉSIDENT DE L’ASSOCIATION DES HISTORIENS DU SÉNÉGAL «Mamadou Dia constituait, au regard de sa politique de rupture, un danger pour la France»

Enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar et président de l’Association des historiens du Sénégal (AHS), Mouhamadou Moustapha Sow est revenu sur la crise de 1962 ayant opposé le Président du Conseil Mamadou Dia et le Président de la République Léopold Sédar Senghor. Plus d’un demi-siècle après les faits, l’historien rappelle, dans cet entretien qu’il accordé à votre quotidien Yoor-Yoor Bi, que «Mamadou Dia constituait, au regard de sa politique de rupture qu’il prônait, un danger pour la France», contrairement au Président Senghor qui «était beaucoup plus conciliant et ouvert aux capitaux étrangers». Les autorités françaises «ont fait le jeu de Senghor» en le soutenant dans ce conflit politico-économique. L’Universitaire estime que «cette crise a contribué au ratage du décollage économique du Sénégal».

Il y a 62 ans, jour pour jour, les députés proches du Président de la République, Léopold Senghor, votent la motion de censure dans la demeure du président de l’Assemblée, Lamine Gueye, pour faire tomber le Gouvernement de Mamadou Dia. En tant que spécialiste de cette période post-indépendance, pouvez-vous revenir sur les événements de cette journée du 17 décembre 1962 qui ont conduit à la chute du président du Conseil ?

D’abord, il faut souligner que c’est le 14 décembre 1962 que les députés qui étaient proches de Senghor parmi lesquels on avait Magatte Lô, Théophile James, Ousmane Ngom, Abdoulaye Fofana entre autres ont initié et déposé une motion de censure à la table du président de l’Assemblée nationale, Lamine Gueye, vendredi 14 décembre 1962. Selon les textes de l’époque, pour qu’on puisse examiner et adopter la motion de censure, il fallait un délai de 48 heures. Donc, les 48h expirent le lundi 17 décembre 1962. C’est sur ces entrefaites, une fois que la motion a été déposée. Ceux qui ont signé la motion de censure étaient au nombre de 39. Maintenant, c’était sur la table du président de l’Assemblée nationale. Le lundi 17 décembre, au matin, il fallait réunir la Conférence des présidents pour examiner l’ordre du jour et ensuite convoquer les députés dans l’après-midi pour voter. Ils devaient examiner et adopter ou rejeter la motion de censure. Durant le weekend, il y a eu beaucoup de discussions. Le lendemain, il y avait eu un Conseil des ministres où ils sont sortis divisés. Après, il y a eu une réunion du bureau politique où ils sont également sortis divisés. On était dans un parti-Etat. Il fallait d’abord que le parti examine toutes les questions avant de les soumettre à l’Assemblée nationale ou au Gouvernement. C’est sur cette base-là que Mamadou Dia et ses partisans ont demandé à ce que l’on renvoie la motion de censure et que le parti puisse se prononcer. Ils ont, ensemble dans une sorte de capharnaüm, retenu la date du jeudi 20 décembre 1962. Mais le dimanche 16 décembre, au soir, il y a eu une autre réunion. Certains députés se sont passé le mot pour se retrouver à l’Assemblée. Mamadou Dia, dans le cadre de ce régime, avait en charge l’administration des Forces de défense et de Sécurité, usant de ses prérogatives, il a demandé à ce que les Forces de la Garde républicaine et la Gendarmerie puissent s’interposer en se rendant à l’Assemblée nationale pour bloquer toute procédure allant dans le sens de l’examen de la motion de censure. C’est à ce moment-là que les gendarmes et les gardes républicains sont intervenus au moment où les députés discutaient de la question. Les gardes républicains ont sommé les députés d’arrêter. Et le président Lamine Gueye, devant cette sommation, appela le Président Léopold Senghor pour lui rendre compte. Il dit à Senghor que dans ces conditions les députés ne pouvaient pas travailler. Lamine Gueye dit à Senghor que les députés allaient se retrouver chez lui pour que ceux qui sont favorables à la motion de censure puissent se réunir. C’était la crise.

« Les députés favorables à Senghor examinent et adoptent la motion de censure avec 47 voix »

Les Forces de la gendarmerie et les gardes républicains étaient divisées. Elles étaient aux côtés de Dia avec leurs chefs. De l’autre côté, les Forces parachutistes appuient Senghor par l’intermédiaire de Jean Alfred Diallo. C’est comme cela que dans l’après-midi, les députés partisans de Senghor se réunissent au domicile de Lamine Gueye. Ils examinent et adoptent la motion de censure avec 47 voix. A partir de cet instant, le Gouvernement de Mamadou Dia est renversé. Et la crise se poursuit à la radio. La nuit, les Forces de défense et de sécurité se retrouvent pour sceller un pacte de non-intervention dans le conflit politique pour éviter tout bain de sang. Elles vont aller voir successivement Léopold Sédar Senghor, Lamine Gueye et Mamadou Dia de leur faire part de leur position ne pas faire couler le sang. Elles leur demandent de trouver une solution politique à la crise. Chacun a donné son argumentaire. Le Général Alfred Diallo qui a été nommé par Senghor dans la journée comme chef de l’Etat-major des Armées en remplacement du Général Amadou Fall. Senghor a fait jouer l’article 24 de la Constitution qui lui donnait les pleins pouvoirs en cas de crise. Les gendarmes, les gardes républicains et les militaires sont ralliés du côté de la légalité républicaine, du moment où le Gouvernement de Dia est renversé. La légalité était incarnée par le Président de la République qui est par ailleurs le Chef suprême des Armées. Le 18 décembre, au matin, c’était terminé. Le soir, Mamadou Dia est arrêté.

Quelles sont les causes profondes de cette crise de 1962 ?

Les causes sont multiples. Commençons par les causes politiques qui sont essentiellement liés aux luttes de tendances, de clans qui ont prévalu au sein de l’Union progressiste sénégalaise (UPS). A ce moment-là l’UPS regroupait différents courants idéologiques. Parce que d’une part, il y avait les anciens du BDS (Bloc démocratique sénégalais), il y avait les partisans de Lamine Gueye qu’on appelait les « Laministes », il y avait ceux issus de l’extrême gauche de l’UDS (l’Union démocratique sénégalaise), et les Progressistes. Donc, tous ces gens-là formaient l’UPS. Il y avait aussi beaucoup d’hommes d’affaires qui gravitaient autour. C’est ce qui fait qu’il y avait une lutte interne de positionnement au sein du parti. Ainsi, il s’est dégagé deux grosses tendances, l’une autour de Mamadou Dia et l’autre autour de Léopold Senghor. Les luttes de positionnement sont en partie à la base de l’éclatement de la crise politique de 1962. Au plan institutionnel, il y avait une confusion dans la distribution des rôles entre le Président de la République et le chef du Gouvernement. Nous sommes dans un régime parlementaire où les pouvoirs sont partagés entre le Président de la République et le président du Conseil. C’est un Exécutif bicéphale. Le Chef de l’Etat assure son rôle de Président de la République et de représentant du Sénégal à l’extérieur. Mais, fondamentalement, le pouvoir était entre les mains du Président du Conseil Mamadou Dia. Ce bicéphalisme nuit aux rapports cordiaux qui existaient entre Senghor et Dia par le fait qu’il y avait un jeu de clans. D’autres aspects vont s’y greffer. Nous avons un Exécutif bicéphale et un pouvoir législatif incarné par le président de l’Assemblée, Lamine Gueye. Les luttes de positionnement vont se prolonger à l’Assemblée nationale. C’est ce qui fait que quand Mamadou Dia va porter certains projets de loi, il y aura des débats houleux en raison des luttes de positionnements.

« Dia voulait donner plus de pouvoir aux paysans »

Dans les aspects économiques de cette crise, il faut noter que Senghor et Dia partageaient le socialisme africain. Ils prônent la planification de l’économie. Ils avaient ensemble mis en place un plan de développement. Mamadou Dia avait une politique économique qui promeut l’autogestion. Il voulait que l’économie soit sociale globalement portée par des paysans. Dia voulait donner plus de pouvoir aux paysans. En menant une politique de socialisation, il heurtait les intérêts des maisons de commerce qui avaient jusque-là le monopole du commerce de l’arachide, en l’occurrence les maisons de commerce bordelaises et marseillaises. Il y avait également toutes ces personnes intermédiaires qui vivaient de ce commerce dont la politique de socialisation de Mamadou Dia n’allait pas arranger. Parce que, désormais, c’est l’Etat qui allait se substituer à travers les coopératives aux rôles qu’ils jouaient jusque-là. C’est là aussi qu’entrent en jeu les intérêts des guides religieux qui étaient très versés dans la culture arachidière. On parle ici du khalife général des Mourides de l’époque et des autres dont on connaît leur penchant pour la culture arachidière. Le fait que l’Etat se substitue à tous ces traitants et menace plus ou moins les intérêts de ces gens-là va contribuer à renforcer leur hostilité vis-à-vis du Président du Conseil et de sa politique agricole. Tout cela va faire que les luttes de clans vont s’exacerber et le 14 décembre les députés favorables à Senghor vont déposer la motion de censure.

Jacques Foccart dans ses mémoires confie que Mamadou Dia et Valdiodio Ndiaye étaient dangereux pour la France. Est-ce que ce n’est pas à vrai dire l’un des problèmes de fond de cette crise ?

Effectivement, Mamadou Dia, au regard de sa politique de rupture qu’il prônait, constituait un danger pour la France. Il prônait une coopération égale avec la France à cette période-là. Ce qui était mal vu par la France à cette période où les Français voulaient avoir la mainmise sur ce que faisaient les Colonies. C’était la France qui payait nos soldats, l’enseignement supérieur entre autres. Toute tentative de prôner une indépendance totale ne pouvait pas agréer les autorités françaises. C’est ce qui fait qu’elles vont faire le jeu de Senghor qui était beaucoup plus conciliant et ouvert vis-à-vis des capitaux étrangers. Senghor prônait une rupture mais dans la longue durée. Pour lui, l’indépendance véritable, ce serait dans 25 ans. Mais pas dans l’immédiat. C’est pour cela qu’il disait : « l’indépendance immédiate mais pas immédiatement ». Le Sénégal était bien parti pour se développer. Malheureusement cette crise a freiné le décollage économique du pays. La politique agricole était pensée et articulée. Dia avait réussi à mobiliser toutes énergies pour développer et diversifier l’agriculture. Il a été freiné dans son élan en raison des luttes de clans, de positionnements et des intérêts divergents de la France.

Entretien réalisé par

ABLAYE DIALLO

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