Il y a 2423 ans, le philosophe Socrate mourut à Athènes. Accusé de mécréance et de corruption de la jeunesse grecque, il avait été condamné à boire la ciguë, ce poison foudroyant, pour ainsi disparaitre à jamais des cœurs et des esprits de ses concitoyens. Ses trois accusateurs s’appelaient Méletos, Anytos et Lycon. Eux, ainsi que les juges qui le condamnèrent étaient en réalité les porte-voix des conservateurs au pouvoir, une classe bourgeoise imperméable à toute idée nouvelle, à tout changement, entretenant l’illusion du vrai parmi les masses gavées d’une rhétorique destinée à pérenniser l’inégalité et l’injustice. Soutenus par de grands orateurs craints appelés sophistes (ils excellaient dans l’art de transformer le faux en vrai, de maintenir le peuple dans sa torpeur), ils réussirent leur sordide mission et Socrate mourut ainsi le 15 février de l’an 399 avant Jésus-Christ.
Restons un instant sur les deux chefs d’accusation.
Mécréance : l’Autorité avait accusé Socrate de ne pas croire aux dieux auxquels la population croyait. Ces dieux étaient nombreux et ressemblaient aux hommes. Des dieux qui se battaient, qui pleuraient, qui étaient tristes ou contents. Des dieux qui s’enivraient, qui se faisaient battre, fuyaient ou mouraient. Socrate ne croyait pas qu’un dieu, s’il est vraiment tel, pût avoir ces caractères humains. Il reprochait ses contemporains d’avoir une attitude anthropomorphique, c’est-à-dire de projeter leur nature humaine sur tout le reste et de donner à dieu leurs propres caractères. Cela, disait-il, n’est pas respecter dieu qui est au-delà de la contingence de notre humanité. En cela, je dirai que Socrate était en avance sur son temps puisqu’il annonçait la venue du monothéisme qui verra le jour 300 ans après, avec l’avènement du Christianisme.
Corruption de la jeunesse : Socrate, pauvre, illettré, toujours pieds nus, mal habillé, la barbe miteuse aimait s’approcher des foules massées dans les places publiques d’Athènes pour écouter les grands orateurs, les sophistes, faire étalage de leurs connaissances acquises dans les « plus grandes écoles et auprès des plus illustres maîtres ». Parmi eux, se distinguaient de grands noms : Protagoras, Gorgias, Calliclès. Ces hommes, toujours bien habillés et très éloquents, étaient les « phares » de la pensée politique et sociale de la société grecque. Socrate, comme pris par un « démon » caché, ne pouvait pas résister à l’envie de les interroger après leurs déclamations et de leur révéler l’inanité et leur caractère contradictoire de leurs discours, lesquels n’étaient pas de nature à toucher la vérité, ni à faire progresser la société. La plupart des jeunes hommes qui composaient l’auditoire des sophistes étaient émerveillés par la sobre pédagogie de Socrate, son intelligence ainsi que le fait qu’il faisait focus sur la réalité et la vérité et non sur l’apparence. Parmi ces jeunes, se trouvaient des fils de ministres, de généraux, de députés et de grands commerçants. Je peux en citer Platon, Alcibiade, Xénophon, Phédon, Euclide de Mégare etc. L’influence de Socrate sur les jeunes était telle que les Autorités politiques craignaient qu’il transforme leur vision, « allume leur esprit » et provoque une révolution. Sa condamnation était donc nécessaire pour maintenir le statu quo, c’est-à-dire la domination de la pensée unique, le bercement continu du peuple dans l’illusion, l’acceptation de la domination d’une classe sur une autre, le tout nourri par une conception religieuse adaptée.
Mais mort en l’an 399 à Athènes, Socrate n’a-t-il pas ressuscité au Sénégal à partir de l’an 2021 ? Son âme ne s’est-elle pas réincarnée dans d’autres corps comme lui-même aimait à le croire ? En tout cas, l’apparition soudaine de figures intrigantes, qui n’ont pas été à l’école française, qui s’habillent « mal », ne sont pas riches et s’expriment dans un langage que l’on ne comprend que si on y prête beaucoup d’attention me fait penser que le père de la philosophie a reparu dans notre pays et, qui plus est, s’est dédoublé. Depuis toujours, la pensée politique au Sénégal est façonnée et distillée par les « intellectuels » issus des écoles classiques. Toute façon de penser différente a toujours été objet de dédain, de moquerie et immédiatement marginalisée (tel a été, pendant longtemps, le destin de la pensée socratique).
En observant la scène politique sénégalaise, je vois les sophistes modernes, ces flagorneurs du pouvoir, rompu dans l’art de pervertir la réalité, de façonner l’opinion commune (doxa). Craignant par-dessus tout le moindre changement qui leur ferait perdre leurs privilèges et mettrait fin à leur situation de jouissance continue, ils s’évertuent à étouffer dans l’œuf toute pensée qui dépasse, toute vision qui tente de sortir du cadre déjà bien établi. Ces sophistes sont nombreux et de diverses spécialités. En voici quelques-uns : Madiambal Diagne (Gorgias), Cheikh Yérim Seck (Protagoras d’Abdère), Ben Makhtar Diop, Ibou Fall, Ahmed Khalifa Niasse, Major Alioune Kandji, Commissaire Keita. Il y a aussi les petits prétentieux comme Aliou Sow (Agathon), Mamadou Sy Tounkara (Théétète), Yoro Dia (Prodicos), Hamidou Anne (Hippias d’Elis) Capitaine Mamadou Dièye (Calliclès), Babacar Gaye (Timée), El Hadji Diouf (original dans sa furieuse folie, sans correspondant chez les sophistes qui avaient le sens de la mesure malgré tout), Serigne Mbacké Ndiaye. Il y a également deux « chroniqueurs » plus que médiocres de la Sentv qui, par leur inculture et leur incompétence, ont largement contribué à ternir l’image de cette chaine : il s’agit de Kader et de Ndèye Fatou Ndiaye. En tout état de cause, par-delà leur diversité, ces sophistes d’un nouveau genre sont tous du même acabit et visent le même objectif : étêter tout ce qui dépasse, étouffer la clameur, justifier l’injustifiable, mentir éhontément pour profiter de la reconnaissance du prince, ou continuer de jouir des sinécures obtenues de leur basse besogne. Et ils sont aidés dans cette funeste entreprise par nombre de nos concitoyens qui « ont réussi » leur vie et qui, dans leur douce routine, sont devenus frileux à tout changement.
Or, voici qu’à partir de 2021, des Socrate d’un type nouveau firent leur apparition sur la scène politique sénégalaise et entamèrent le travail de remise en question des certitudes véhiculées par les nouveaux sophistes. Peu écoutés dans un premier temps, ils ont commencé à s’imposer au public par la force de leurs arguments, la puissance de leurs réflexions et leur intelligence aiguisée. Leur discours déconstruit celui des traditionnels « Maîtres de vérité » et propose une nouvelle approche qui s’adosse sur le réalisme et le pragmatisme. Avec eux, le savoir est dorénavant extirpé de la camera osbcura ; il a cessé d’être la propriété d’une caste ; il appartient à tout un chacun, pourvu qu’il ait suffisamment de bon sens. Leur apparition coïncide avec l’émergence d’un mouvement populaire dont l’expression, au-delà d’une prétendue affaire de viol qui semble l’avoir suscitée, dessine les contours d’un changement de paradigme. Des Sénégalais peu instruits osent dorénavant partager leurs réflexions sur la situation politique, sécuritaire et sociale du pays. Leurs idées sont d’une grande pertinence et d’une exquise luminosité. Il n’y a qu’à suivre Sa Ndiogou Mbengue dans ses analyses politiques qui battent en brèche les conceptions et approches éculées proposées par nos sophistes. Il faut découvrir les satires de Cheikh Bara Ndiaye ou entendre Sa Wolof pour se rassurer définitivement que la vérité n’appartient plus à une caste de parvenus surfant plus sur l’apparence que sur l’essence. Il faut saluer à sa juste valeur cette salutaire entreprise de déconstruction du discours madiabolique et yérimitoxique, immobilisateur à souhait qui, fort heureusement, trouvent de moins en moins échos au Sénégal.
En vérité, l’instruction n’est guère l’intelligence. Nos sophistes ont fréquenté de grandes écoles, ils sont instruits. Mais qu’en est-il de leur intelligence ? Être intelligent ne saurait signifier s’agripper à des conceptions anachroniques, ruser constamment pour des victoires à court terme, fermer volontairement les yeux sur les drames que vit la société (tueries de masse des jeunes, emprisonnements arbitraires massifs), faire semblant d’ignorer le sort injuste réservé à une population en plein désarroi. Non ! L’intelligence n’est ni l’instruction, ni la ruse. C’est la capacité à appréhender les défis et à s’adapter de manière efficace au réel. Sa Ndiogou Mbengue ne cesse d’attirer l’attention sur le déphasage entre la nouvelle exigence politique qui suppose honnêteté, voire « naïveté » et l’ancienne manière de faire de la politique faite de ruse et de roublardise, encore théorisée par les nouveaux sophistes. Ce déphasage, dit Ndiogou, indique en fait le dépassement irréversible des nouveaux sophistes et leur nouvelle relégation (cette fois-ci définitive) aux calendes grecques. « Leur erreur, dit-il, est qu’ils jugent la nouvelle génération d’hommes politiques à leur aune propre, perdant ainsi de vue qu’ils sont dépassés : c’est là l’origine de toutes leurs difficultés à être crédibles ».
A l’image de leur illustre prédécesseur, les nouveaux Socrate prennent de grands risques. Méprisés dans un premier temps, menacés et persécutés maintenant qu’ils recueillent l’assentiment de la majorité des populations, ils continuent pourtant de jouer un rôle crucial pour l’avènement d’un Sénégal nouveau où le fait de bien parler la langue de Molière ne doit plus être considéré le signe d’une intelligence supérieure. A la grande joie des populations, les nouveaux Socrate utilisent la langue wolof, limpide et accessible à tous, pour tourner en dérision leurs adversaires, étaler leurs propres contradictions au grand jour et leur faire prendre conscience de la vanité de leurs prétentions. Oui, les sophistes d’aujourd’hui sont actuellement dépassés. Leur conception du monde et de la politique qui date des indépendances en 1960, est devenue obsolète. Les nouveau Socrate sont arrivés. Ils sont bien accueillis par les masses. Ils se savent les représentants d’un paradigme qui point à l’horizon ; les véhicules d’un espoir qui travaille les populations ; les accompagnateurs de l’ordre nouveau incarné par la philosophie du désintéressement et la politique de l’antisystème.
DOUDOU SECK
Paris
